Rencontre avec Francis Limérat autour de l’exposition Lewitt & Lerisse
1:01 Sam Basu – C’est avec grand, grand plaisir qu’on a Francis Limérat ici, qui a une longue relation avec Chrystèle Lerisse mais qui a fait une relation avec les oeuvres avant qu’il fasse la rencontre donc c’est quelque chose de très profond avec la relation. C’est un artiste qui travaille beaucoup sur les cartes et la question de navigation donc c’est très bon d’avoir son aide pour naviguer avec les oeuvres de Chrystèle et LeWitt.
1:35 Francis Limérat – Donc bon voilà, Francis Limérat, je suis un ami, pas de si longue date quand même, de Chrystèle, quelques années, mais je connaissais le travail de Chrystèle depuis longtemps. Donc Chrystèle m’a demandé de venir, enfin m’a proposé – j’aurais pu dire non ! (Rires) – de venir aujourd’hui pour me livrer à ce type d’exercice : un artiste commente un autre artiste, en l’occurrence deux ! LeWitt et Lerisse… Je ne sais pas si d’ailleurs le fait qu’il s’appelle LE-Witt, que tu t’appelles LE-risse est joué un rôle, alors là il y a un parallèle à mon avis, à ma connaissance… c’est pas anodin !
2:18 Donc bon, je me suis dit bon j’ai un long passé aussi d’enseignant dans les écoles des beaux-arts donc j’ai fait beaucoup de commentaires, de présentations d’oeuvres diverses. Mais c’est vrai que là, c’est quand même autre chose, parce qu’il y a d’abord un rapport affectif, et il est à prendre en compte. On ne regarde jamais une oeuvre de quelqu’un qu’on connait bien de la même manière qu’employé devant une oeuvre dans un musée, par exemple, qu’on ne connait pas du tout. Donc c’est évident que ça joue un rôle. Et la deuxième chose c’est qu’effectivement que, bon, dans cette expérience il y a une… je ne sais pas comment on pourrait dire, une… en tous cas un dialogue entre deux oeuvres, celle de Chrystèle et celle de Sol LeWitt, avec une différence générationnelle aussi. Sol LeWitt est mort en 2007 je crois et il avait dû naître, je ne sais pas… Chrystèle Lerisse – En 28…
3:21 FL – Donc c’était la génération d’avant. C’est très important de resituer ça dans le contexte parce que ça va expliquer beaucoup, beaucoup, beaucoup de choses qui vont se passer par la suite. Donc l’idée que j’avais, en réfléchissant un petit peu à la manière dont je pouvais vous parler simplement de cette exposition c’était d’abord de parler, tout bêtement, de ce que je pense de cette exposition. C’est-à-dire, avant de rentrer dans les oeuvres individuellement de Chrystèle et de Sol, en l’occurrence Solomon, de son nom d’origine, je pense que c’est bien de parler de : qu’est-ce qu’une exposition et en particulier celle-ci. Alors, j’ai découvert évidement cette exposition hier, parce que je n’avais pas vu les oeuvres confrontées, et la première chose qui m’a surpris évidemment c’est que, même si Chrystèle m’avait envoyé des photos de l’accrochage, c’est que les oeuvres de Sol LeWitt sont en l’occurrence des oeuvres qui sont anciennes dans la production de Sol LeWitt, je crois, enfin, 80 je crois, les pièces qui sont derrière dessinées, et je pense les pièces qui sont là je sais pas mais enfin c’est…
ChL – 70-80.
4:38 FL – Voilà c’est les années 70-80. Entre parenthèse ce sont des oeuvres qui viennent des collections publiques ici, et donc vu le prix des oeuvres de Sol LeWitt aujourd’hui ils ont bien fait de les acheter à l’époque où ils les ont achetées et pas à la fin de sa vie, ça aurait été absolument inaccessible. Donc pourquoi je veux parler d’une exposition et de celle-ci en particulier, parce que je pense qu’une des données essentielles quand on fait une exposition, c’est qu’en fait on fait une oeuvre. C’est-à-dire qu’il y a l’oeuvre qui est produite dans l’atelier, dans la solitude de l’atelier, et quand on fait une exposition, on crée une deuxième oeuvre, on crée une deuxième oeuvre tout simplement par la confrontation, le rapprochement entre telle oeuvre et telle oeuvre. De même que je disais qu’il y avait du… si on met de l’affectif dans une relation à une oeuvre à travers la relation que l’on a à un artiste, on peut modifier la vision qu’on a d’une oeuvre en changeant le voisinage de cette oeuvre. Notre regard, en particulier dans une exposition comme celle-ci où les oeuvres sont de petites dimensions, notre regard embrasse d’un coup une oeuvre mais aussi finalement celle qui n’est pas loin. Donc on est dans un rapport de proximité important. Et dans le cas d’une exposition mano a mano, là comme ça on pourrait dire, ce qui me semble intéressant, c’est… comment dirais-je… c’est l’exposition d’une exposition. Si je me fais comprendre. C’est-à-dire que les oeuvres avant tout, vous avez décidé de mettre ces oeuvres ensemble, et je pense que, en particulier dans ta démarche, parce que Sol LeWitt il ne peut pas le savoir, il est mort ! Et toi tu sais très très bien ce que tu as fait, et tu sais très bien en plus de part une des dimensions très importante de ton travail qui est de dialoguer avec les oeuvres d’artistes qui t’ont précédés ou qui ont été un petit peu tes contemporains. C’est effectivement un choix important de savoir que… de mettre tes oeuvres en confrontation et c’est pour ça que je pense que l’idée d’une exposition en tant qu’oeuvre, et donc ce que j’appelle l’exposition d’une exposition, est importante.
7:03 Ce que je trouve bien aussi dans cette exposition, d’abord je découvre le lieu, absolument magnifique, c’est formidable d’avoir un lieu comme ça dans un coin je dirais, pas désert (Rires), un coin reculé de la France et c’est magnifique et ce qui est formidable c’est que la première réaction que j’ai eue c’est qu’on a à la fois tous les standard de la modernité, c’est-à-dire le loft, la peinture blanche – très belle lumière par contre, ça c’est pas toujours au rendez-vous – et en même temps, curieusement un rapport d’intimité aux oeuvres. Ça c’est quelque chose qui est frappant. On est là, on se ballade, on est un peu dans un… on est un peu chez soi quand même. On n’est pas dans les galeries qui, quand même, pour fréquenter les galeries d’art aujourd’hui ou les salons etc. on est à l’air du gigantisme, donc on est absolument pas dans un rapport intimiste aux oeuvres. Et ça joue un rôle très important parce que quand on se ballade aujourd’hui dans les grandes expositions d’art contemporain, ces espaces-là introduisent une distance qui entre le regardeur (le mot n’est pas très joli mais j’en ai pas trouvé d’autre, c’est mieux que le public quand même)… le regardeur (les gens qui fixent c’est quand même le regard, en l’occurrence), entre le regardeur et l’oeuvre qui fait que d’une certaine manière elle se déshumanise, elle ne devient plus véritablement accessible.
8:40 Pendant très longtemps une oeuvre d’art quand on l’aimait on se disait : je pourrais peut-être m’en acheter une ! Or les trois-quarts du temps aujourd’hui pour des raisons – je ne vais pas faire un cours d’histoire de l’art sur le marché de l’art – les oeuvres ne sont plus accessibles pour deux raisons : d’abord parce qu’elles sont hors de prix et qu’elles sont inscrites dans un système spéculatif qui fait que c’est les mêmes oeuvres qu’on voit en gros sur la terre entière et qui sont présentées dans des fondations, je pense à Vuitton, je pense à Pinault, je pense à tout ce que vous voulez, il y en a sur la terre entière c’est les mêmes d’ailleurs, et on a introduit un nouveau rapport de muséification à l’oeuvre qui fait que finalement la relation à l’oeuvre est de moins en moins, comment dirais-je, affective, intime, voilà, bon. Or c’est une dimension essentielle de la relation à l’oeuvre d’art, à l’oeuvre plastique qu’on est en train, pas de perdre mais en tout cas d’abandonner progressivement. Alors ça, je parle de ça parce que je crois réellement que les oeuvres qui sont là de part leurs dimensions permettent de maintenir cette distance de proximité et de, j’ai envie de dire, de les apprivoiser, de se les approprier, voilà.
10:01 Bon il y a une autre donnée que j’ai trouvée intéressante, en fait je le voyais sans le voir, en tout cas sans l’analyser mais là ça m’apparaît très clairement, c’est que les oeuvres sont encadrées. Alors ça peut paraître, comment dirais-je, une banalité, mais ça n’en est pas une dans le cas de Sol LeWitt. Dans le cas de Chrystèle, ça fait partie de l’oeuvre. Il y a une volonté, on en n’a pas reparlé depuis longtemps mais je pense que, il y a une volonté absolument déterminée, déterminante aussi, de cadrer, d’isoler au véritable sens du terme, d’isoler l’image qui va se trouver au milieu. Donc on a presque en fait des espaces dans un espace. Et ça c’est quelque chose d’important. Alors dans le cas de Chrystèle, encore une fois j’ai dit ça fait partie de son système, mais dans le cas de Sol LeWitt on voit que ce sont des oeuvres anciennes car petit à petit Sol LeWitt a abandonné, au cours de son expérience de création, l’oeuvre qu’on appelle de chevalet. On a appelé des oeuvres de chevalet historiquement des peintres, comme ça, et après ils arrivaient avec les oeuvres encadrées dans les espaces dans lesquels elles étaient montrées, sur les murs desquels elles étaient montrées. Là on a des oeuvres anciennes des années 80 de Sol LeWitt, et Sol LeWitt pour ceux qui ne le sauraient pas, parce que certains en tout cas doivent le savoir, Sol LeWitt est un artiste extrêmement important, américain, qui ensuite a développé des formats de plus en plus grands puisqu’il a fait ce qu’on appelle des wall drawings, des dessins sur des murs immenses, voire dans des espaces immenses, et ces dessins nous ont en quelque sorte, enfin on est rentrés dans l’oeuvre. Alors que là on rentre visuellement dans l’oeuvre. C’est quand même une donnée très importante. On n’est pas dans un corps à corps, alors que dans les oeuvres telles que Sol LeWitt les a développées par la suite, on s’est retrouvés dans quelque chose qui était d’ordre quasi environnemental.
12 :18 Une autre donnée importante qu’il faut connaître, c’est que Sol LeWitt donc ensuite – alors dans le cas de Sol LeWitt il y a un aspect des choses que je n’ai pas beaucoup creusé, parce qu’il m’échappe au fond, on ne peut pas même si on est un artiste qui parle d’un autre artiste, tout, et heureusement, tout appréhender. Mais je crois que Sam en a un peu parlé dans la présentation qu’il a faite et que j’ai lue, écrite de l’expo, c’est qu’il y a aussi une grande proximité de, comment diraisje, de préparation du travail chez Sol LeWitt et chez Chrystèle, et il y a quand même une importance donnée aux procédures, à la, ce que j’appellerai, à la protopensée là, ce qui arrive bien avant l’heure. Et donc ça c’est quelque chose que je voie mais c’est important de le remarquer parce que dans le cas de Sol LeWitt dont on voit les oeuvres premières, Sol LeWitt on va le qualifier, il est connu pour être un des grands minimalistes. Qu’est-ce que c’était un minimaliste, c’est un artiste, ça fait partie de ces courants d’artistes, il y en avait d’autres, qui étaient américains, Don Judd, Karl André, enfin bon, qui ont décidé de reprendre, de remettre à plat le vocabulaire plastique et de repartir sur finalement une espèce de degré zéro de la forme, de la formation plastique et donc de repartir du carré, du triangle, de déconstruire, de décomposer la création plastique comme une espèce de… on remet le compteur à zéro et on recommence. Et c’était très important parce qu’en même temps ça s’inscrit dans une espèce d’hygiène mentale propre aux années 60-70 qu’on va retrouver en France à travers, en littérature, en peinture, en peinture à travers un mouvement qu’on appelé Support- Surface mais qu’on retrouve dans le structuralisme, dans des revues telles que Tel Quel et Philippe Sollers et compagnie où on déconstruit, évidemment avec des grandes figures, on n’est pas la pour… on met en place les choses tel que Derrida et d’autres gens. On déconstruit tout, on est dans cette période des années 70 où on veut nettoyer tout ça pour des raisons idéologiques. En gros on en a marre que l’art soit un mensonge. Je dis ça un peu comme ça. L’art est un mensonge, on nous raconte des histoires, et tout d’un coup on dit et bien un triangle ça ne va pas vous raconter des histoires, un triangle c’est un triangle ! Point barre, et ça forcément c’est un peu gênant.
14:59 J’ai retrouvé hier une phrase de Ad Reinhardt qui est un artiste, qui était encore de la génération d’avant Sol LeWitt qui est mort dans les années 80, qui était un emmerdeur notoire aux Etats-Unis mais qui a dit, il a écrit en 1962 – j’ai pas un bon anglais, et je crois qu’il y a des anglais là ici qui vont traduire – il a écrit ça en 62 : « The one thing to say about art is that it is one thing. Art is art-as-art and everything else is everything else. As-as-art is nothing else, is nothing but art. Art is not what it is not art. ». Avec ça vous vous démerdez (Rires)! C’est compliqué, mais en même temps c’est très très important. Alors ce qu’on peut dire c’est que Ad Reinhardt, qui donc va mourir dans les années, je pense, 70, j’ai vu une rétrospective de lui à Paris dans les années 70. Et il inondait, entre parenthèse à l’époque, les critiques, les marchands de ce genre de propos où en gros il disait : écoutez arrêtez de nous emmerder, tout ça c’est des salades, c’est bien plus simples que ça, voilà, mais un triangle c’est un triangle, voilà. Alors dans la génération… alors ce qu’il faut savoir c’est que comme c’est très important là aussi, c’est que comme vous savez à partir des années 30, un grand nombre d’artistes, entre-autre juifs vivant en Allemagne, ont fuit évidement la monté du nazisme. La plupart de ces artistes avaient créé, voir travaillé au Bauhaus, extrêmement importante école allemande, qui comme vous le savez sans doute aussi a été détruite par Hitler. Et donc la plupart de ces artistes ont fuit ou se sont réfugiés aux Etats-Unis. Et un des maîtres qui n’était pas juif… alors il y a eu Kandinsky… ils sont tous partis parce qu’ils ont sauvé leur peau aussi. Et un des maîtres de toute la bande qui s’appelait Albers, lui est parti aux Etats-Unis un peu avant les autres et il a créé et a enseigné. Il a créé une école qui s’appelait Black Mountain College, qui était dans la campagne américaine, et il a eu comme élèves tout un tas de jeunes américains qui commençait à vouloir exister sur la scène internationale, car comme vous le savez jusqu’à la deuxième guerre mondiale les avant-gardes tout ça se sont développées en Europe et l’art américain était d’une certaine manière assez régionaliste. Donc Albers est arrivé aux Etats-Unis, il a fait ça et il a formé des gens tels que des très très grands qui deviendront des très grands : Rauschenberg, Jasper Jones, dans la danse Nurse Cunningham etc., etc. Et tous ces gens-là, sur les bases du Bauhaus on repris aussi cette espèce de déconstruction… on leur appris… il y avait même un prof qui s’appelait Itten au Bauhaus qui prenait ces petits élèves et qui leur disait : regardez faut tracer une ligne mais il faut aussi apprendre comment son corps la trace etc., etc., voilà. Je ferme ma petite parenthèse historique mais c’est très important parce que des gens comme Don Judd sont quand même le fruit de ce travail là.
18:31 Alors pour revenir à Don Judd,… Sol LeWitt, ce qui me frappe c’est que donc dans un premier temps il va être qualifié de ce qu’on appelle un minimaliste, donc des formes très simples qu’il va décliner dans des tas de configurations, et j’ai presque envie de dire, on en a un bel exemple là, c’est fait main ! C’est fait main. Ça tremble, il y a encore un peu de sensibilité du jus, de l’encre. Alors je dis ça parce que paradoxalement, alors que lui je crois qu’il en a fondamentalement rien à foutre, nous, en temps qu’européen on aime bien le sensible. Et donc on « aaaaah y a une p’tite touche là, y a un p’tit truc », voilà ! Et donc je pense que c’est un contre-sens parce que tout le développement après de Sol LeWitt montrera que non seulement il n’en a rien à foutre, mais qu’il le fait faire par les autres puisqu’après avoir été minimaliste il va devenir conceptuel. C’est-à-dire qu’il va dire bon maintenant moi ce qui m’intéresse c’est de faire une proposition, donc vous allez dessiner ceci, vous allez dessiner cela et basta, moi ce qui m’intéresse c’est l’idée, la facture, vous le ferez faire par des écoles, des gens, des ouvriers. Il les paye à l’heure, il fait un contrat avec eux etc. Autant vous dire que l’investissement sensible qui est sensé véhiculer le corps, auquel nous, occidentaux européens, nous sommes très attachés : macache bono ! ça ne l’intéresse pas !
20:08 Alors dans le cas, donc, des oeuvres qui sont ici, j’ai presque envie de dire on est dans une période pré-conceptuel. Il est pas encore conceptuel, il est en train de mettre en place les choses. Donc ça m’a frappé hier parce qu’en fait les photos que tu m’avais envoyées, notamment où il y a les deux belles oeuvres qui sont derrière, je croyais qu’elles étaient extrêmement froides. Or en réalité elles ne sont pas froides du tout, elles sont… elles ont la… comment dirais-je… la chaleur d’un trait… j’ai presque pensé à Seurat ! Il y a des dessins de Seurat qui sont à la manière noire comme ça magnifique ! Je me suis dit finalement, ça déborde un petit peu, il y a des trucs comme ça… C’est un dessin… J’insiste un peu sur ce côté, c’est fait main, c’est vraiment, euh… on peut déborder. Je termine sur Sol LeWitt quand même parce que finalement j’ai pris une expérience toute bête que vous pouvez faire et qui… on va essayer de, comment dirais-je… de vous convaincre de ma vision des choses, mais je peux me tromper, encore une fois c’est l’artiste qui parle, c’est pas du tout l’historien de l’art ou etc…. avec quelques connaissances, mais c’est l’artiste… parce que je suis très sensible à la manière dont les dessins qui ont été faits à Spoleto en 1980. C’est que vous faites tout simplement, une petite expérience, vous allez sur votre ordi, vous faites Sol LeWitt sur Google et, pfut, vous appuyez. Et vous appuyez sur Image et vous allez voir, là, mais un véritable caléidoscope de couleurs, ça part dans tout les sens. C’est… C’est… C’est… comment dirais-je… jubilatoire. Rien à voir avec ça ! C’est-à-dire que c’est devenu un espèce de, oui, c’est une féérie, et tout ça parce que lui, c’est pas compliqué, il fait des programmes, il les balance. Pas les programmes informatiques mais au fond ça a pu être développé par la suite par des informaticiens qui… Il y a tout un courant d’artistes aujourd’hui qui ne fabriquent plus rien. J’ai un vieil ami à New-York qui s’appelle Manfred Morgue qui balance le programme dans son appareil et puis, pfut, ça balance, je sais pas moi, 500 images de peintures possible par… par… toutes les 10 minutes quoi. Donc il y a aussi, la question que pose tous ces travaux-là. C’est aussi une question qui est relativement ancienne, assez importante et un peu bête : qu’est-ce que l’art ? C’est quand même une question à laquelle, en tout cas tous ces gens-là l’ont eue. Donc, si vous faites Google Image Sol LeWitt vous allez voir, c’est extraordinaire, à travers des espaces énormes, il y a des usines, il y a des tas de trucs où tout a été faits par Sol LeWitt. Donc voilà en gros ce que je voulais dire à peu près sur Sol LeWitt et sur la manière dont les choses se présente dans cette exposition.
23:04 Parler de Chrystèle ça va être un petit peu plus difficile ! Un petit peu plus difficile ! Alors en fait, j’ai insisté évidement sur le Sol LeWitt d’avant, le Sol LeWitt d’après parce qu’il me semble quand même que dans la manière dont moi j’approche les choses on est plutôt chez Chrystèle dans une relation au Sol LeWitt qui est là. Prenons ce qu’on a sous les yeux, plutôt que dans le développement de ce qui s’est passé après, bien que je puisse éventuellement revoir toute ma copie. Par exemple, j’ai vu que tu avais fait des 1% avec ton travail, et ce n’est pas du tout quelque chose à quoi j’aurais pu penser au départ.
23:45 Alors pour revenir au travail de Chrystèle, je pense que je vais d’abord enfoncer un peu les portes ouvertes c’est-à-dire que évidement ce qui frappe c’est que ce n’est jamais net. C’est gros mais ce n’est jamais net ! C’est-à-dire que c’est quand même à priori tout ce qu’on ne fait pas en photo normalement ! Or c’est tellement volontaire qu’évidement on ne peut que se dire que c’est volontaire et que c’est fait exprès. Bon alors évidement, moi la première chose, je vais vous dire très franchement la première fois que j’ai vu une oeuvre de Chrystèle, une expo vraiment, une vraie expo, euh, j’en ai acheté une ! Pour l’avoir chez moi. Et donc au bout de… ça fait quelques années maintenant, je sais ce que c’est que d’avoir sous les yeux une oeuvre floue. Et j’ai compris qu’une oeuvre floue c’est une oeuvre qui par définition ne se donne jamais. Et que dans le temps comme la première fois qu’on le voit ici, euh… La première réaction que j’ai face à un travail de Chrystèle, une photo, et la première… comment dirais-je… idée qui me vient c’est que elle nous facilite pas la vie ! Elle présente des photos et elle nous demande de bosser ! On peut pas arriver tranquillou avec notre regard comme ça et dire… ça j’aime bien… Non, parce que le fait de voir que ce n’est pas très net forcement, ben euh, on se pose des questions. Et je crois que ce qui est essentiel et qui est paradoxal dans la confrontation, par exemple, entre ces deux triangles et celui qui est là, qui est vraiment un peu de guingois, c’est que justement ils ne disent non seulement pas la même chose mais ils sont diamétralement opposés. Pour revenir plus simplement à ce que j’ai dit tout a l’heure, comme dit – je te regarde parce que tu parles anglais – comme dit Ad Reinhardt, en gros « art-as-art is art », il le dit de façon plus drôle. Moi je dis : attention, chez Chrystèle on reste dans la vieille affirmation de Magritte « ceci n’est pas une pipe ». Et là, on est dans quelque chose qui est tout à fait l’inverse de la culture américaine. C’est que dans la culture américaine effectivement, parce que Sol LeWitt est un américain, dans la culture américaine on dit ceci est de l’art. Ceci est une peinture. C’est tautologique. Ceci est un panneau. Ce tableau est un panneau signalétique qui indique que c’est de l’art. Tandis que elle, elle nous dit, attention ceci est un panneau signalétique qui indique que derrière il y a un bosquet et vous avez intérêt à faire gaffe en y mettant les pieds ! C’est… pour moi je le vois comme ça. C’est-à-dire que vous arrivez là, vous dites mais bon voilà, et puis finalement qu’est-ce que c’est, et alors on a peu de chose à se mettre sous la dent, on a des choses à se mettre sous l’oeil, mais ça reste extrêmement fugitif. Alors, évidemment, qu’est-ce qu’il nous reste ? Il nous reste les éléments sur lesquels on va pouvoir s’appuyer : premièrement, le format. Le format c’est un format… alors évidemment, comme c’est de la photo ça renvoie à toute une histoire de la photographie, notamment la photographie, comment dirais-je, familiale, on à tous, en tout cas pour ma génération, des photos de famille où on a le petit 6×6 là où on est comme ça… Il y avait même de la dentelle autour là, des effets crénelés là tout autour… En tous cas ça nous renvoie à un format d’une histoire de la photo un peu familiale etc. Je ne suis pas du tout un spécialiste de la photo et je n’ai pas voulu le devenir en venant vous rencontrer ici. La deuxième chose… alors donc cette première chose aussi fait qu’on est aussi dans une surface et un format qui, moi, en tant que peintre sculpteur etc. me renvoie plus à une… comment dirais-je… une tradition du dessin, de la gravure, quelque chose qui est bien enfermée, qui… et qui en plus, dont le trouble est entretenue par le fait que tu les encadres un peu, je dirais, de façon traditionnelle, comme une histoire du dessin ou de la peinture ou de la gravure.
28:26 L’autre chose sur laquelle on peut se raccrocher c’est que c’est tout le temps, on est dans une espèce de symphonie de gris. On est dans du… en fait on est dans du sensible ! Ça c’est très, très important. C’est-à-dire à partir du moment où on est dans du sensible on va aller cueillir chez nous, euh, comment dirais-je… notre réserve d’émotion. Et ça évidement c’est tout à fait individuel. Chacun va, en fonction de sa propre histoire, en fonction – très important aussi – de sa propre culture car lorsqu’on regarde une oeuvre de Chrystèle, si on a une certaine culture artistique, plastique, dans les arts plastiques, on voit bien qu’un train en cache un autre ! Attention un train en cache un autre. C’est-à-dire chaque fois qu’on voit une image, là par exemple celle de gauche je pense à Morandi. Là évidemment le coup du triangle me fait penser à Sol LeWitt… Là je pense à Michel-Ange. C’est-à-dire qu’il y a chaque fois un repère qui est en train de se faire par rapport à l’histoire de l’art, mais ça l’histoire de l’art c’est ce qui fait que nous sommes nous et pas le voisin. Il y a une espèce de, je dirais de background collectif mais il y a aussi tout ce qui fait qu’on a été plus intéressés, qu’on a préféré allez voir Van Gogh plutôt que d’aller voir, je ne sais pas qui moi… On a préféré allez voir Ingres plutôt que Delacroix etc. Et c’est ce qui fait qu’on a découvert au fur et à mesure notre propre sensibilité. Et ce que je trouve formidable et ce qu’elle arrive à maintenir à travers le temps, c’est qu’elle nous amène à nous rencontrer nous-mêmes. Ça c’est quelque chose d’essentiel qui est d’ailleurs une fonction de l’art, c’est que l’art nous met… est à la fois un vecteur collectif, c’est un liant, mais c’est aussi quelque chose qui nous interroge sur nous-mêmes. Et je crois que dans le cas de Chrystèle – chaque fois je butte sur ton prénom, je ne sais pas pourquoi – dans le cas de Chrystèle il y a cette force terrible, de… de… oui de catharsis presque qui est là et qui nous amène à nous interroger nous-mêmes. C’est pour ça que je dis : quand on regarde une oeuvre de Chrystèle elle… oui elle nous facilite pas la vie. Elle nous demande de nous investir et de travailler, voilà.
31:06 Alors il y a évidemment… J’ai parlé de la surface, de la taille. J’ai parlé du gris, du flou. Je crois que, comment il s’appelle, ton ami qui a écrit le texte…
ChL – Jérôme Felin.
31:22 FL – Jérôme… non ce n’est pas lui… L’architecte… Chemetov.
ChL – Chemetov…
31:27 FL – Chemetov, je ne savais pas qu’il avait écrit sur ton travail. Chemetov est un architecte qui a signé le Ministère des Finances à Bercy. On peut ne pas aimer d’ailleurs, j’étais surpris qu’il s’intéresse à ton travail parce que moi je l’ai connu aussi, c’est un bulldozer lui donc…
ChL – C’est une belle rencontre…
31:45 FL – C’est une belle rencontre là ça je trouve. Et donc il réemploie le mot, et ça m’a fait plaisir, je ne l’avais pas entendu et surtout pas lu dans les critiques d’art contemporain depuis longtemps, il emploie le mot de « sfumato » et le sfumato en italien, en histoire de l’art en Italie, c’est cette espèce de brouillard – les anglais auraient dit du smog – qui vient là et qui induit, qui introduit cette espèce de tamis, de voile léger, que vont reprendre au cinéma des gens comme Antonioni. Dans tout ce que vous voulez, dans les films d’Antonioni, de Blow up évidemment, tout un tas de truc, où on a une espèce d’écran comme ça qui à la fois distancie l’image et en même temps nous oblige à nous positionner, quoi, voilà. 32:30 Euh troisième chose dont je voulais parler, qui est effectivement, parce que c’est important, euh, comment dirais-je… cette présence permanente quand même de l’histoire de l’art parce que, et là je crois qu’on en a déjà parlé mais pas suffisamment en tous cas entre nous, mais je le sais, c’est que tu es le fruit d’une histoire de l’art assez classique. D’ailleurs je crois… Je regardais ta bibliothèque ce matin aussi, j’ai vu qu’il y a évidement beaucoup de choses sur la photographie et il y a beaucoup de choses sur l’art tout court ! Et je crois que là cette histoire-là est pour toi quelque chose, en tous cas, pour moi qui ne fréquente pas beaucoup le milieu de la photographie, quelque chose qui est singulier, parce que je pense que tu t’inscris totalement dans une histoire de l’art et pas dans une historie strictement de la photographie. Voilà.
33:25 Alors après, évidement ce qu’on peut essayer de faire c’est de prendre chaque oeuvre ou chaque série et de rentrer dedans et de la commenter etc. Alors on peut se livrer un peu à ça. Moi je pense que, comme je vous l’ai dit tout à l’heure, j’ai ma propre histoire, ma propre sensibilité, mes propres intérêts qui font que bon je vais peut-être vous dire deux ou trois trucs. Alors attention, ce n’est pas facile de dire quelque chose aussi sur les oeuvres de Chrystèle parce que c’est un art du silence. Et je pense que de même que ce qu’elle nous dit est silencieux, de même ce que nous ressentons doit être silencieux. Moi je parle beaucoup parce que c’est un peu… c’est la règle du jeu aujourd’hui mais c’est l’inverse de ce que ton travail réclame ! Je pense vraiment que quand on est dans une exposition devant tes oeuvres, on est convoqués dans un dialogue secret, singulier, que la modestie du format, la simplicité, comment dirais-je, le retrait que techniquement tu nous fais passer en jouant sur cet habit-là induit et nous demande. On est dans un art du secret, du chuchotement. Si il y avait une musique on mettrait un peu de Schubert, on ne mettrait pas Wagner, hein ! Hier j’avais écrit un petit truc, j’avais noté quelque chose, j’ai dit pour parler de ton travail, faut faire exactement l’inverse de ce que je fais, faut parler à mots couverts. (Rires). Voilà et je suis sûr de ça ! Quand on regarde un certain nombre d’oeuvres d’artistes, on est… on a envie de gueuler quoi, de gueuler ou d’exprimer sa joie. Là on n’est jamais dans la joie, on n’est jamais dans la tristesse, on est dans le temps qu’il faut pour trouver, la bonne… le bon niveau. Mais c’est mouvant aussi parce que moi je vis avec une, ah non, deux de tes oeuvres maintenant depuis 1 an, mais je … je vis… et donc celle qui est à Paris c’est les immeubles, qui peuvent être des boîtes, d’ailleurs celui-là c’est Morandi en diable et le petit paysage que j’ai à la campagne c’est… alors j’ai un petit paysage comme… euh il y en a des paysages… là-bas voilà ! Faut vraiment avoir envie de le regarder. Justement il ne se donne pas à toi, et là, à chaque fois je ne sais pas où je suis quoi ! Et à chaque fois je me promène, mais évidemment je repense à… alors je ne sais pas pourquoi, je flashe sur de la peinture, sur des paysages anglais, je vois ça, tu vois Gainsborough, je vois… bon mais… c’est moi… Mais il y a une manière de nous amener à nous réinterroger sur notre sensibilité et nos… ce qui fait nos marques, nos points de repère.
36:41 Alors il y a une autre chose qui aussi est frappante c’est que il n’y a quasiment jamais, quasiment pas d’être humain. Il y a en ? Il y en a une…
ChL – Il y en a eu pendant mon apprentissage…
36:54 FL – Enfin c’est tellement fragmentaire que ce ne sont pas des êtres humains. Et parce que tout le travail est là… Tout le travail est là… Ça peut être évidement un fragment d’un dorsal de Michel-Ange mais de toute façon c’est un tel fragment que on peut se retrouver aussi… mais finalement il y a des cailloux comme ça. Et puis en travaillant un peu, en regardant on pense, on dérive. C’est un art de la dérive. On dérive vers aussi la mer qui se retire sur la plage. On est constamment dans quelque chose qui finalement est assez polysémique. On arrive a une certitude dans un paysage, on se retrouve dans un corps, après on se retrouve dans de la poussière, après on se retrouve dans rien d’ailleurs, dans une espèce d’espace quasi, comment dirais-je… la voie lactée quoi, on ne sait plus. Et cette espèce de jeu que tu nous proposes aussi entre les échelles, parce qu’on peut aller dans la proximité, tu peux nous faire des grains de beauté, tu peux y aller, ça peut t’inspirer un grain de beauté ? Là, ça, cette espèce de dorsale-là. Bon, on a une espèce de cratère, on s’en évade très vite, si on sort du corps humain, on s’en évade.
38:07 Alors il y a aussi d’autres choses qui sont comme ce qu’il y a là-bas. Alors là on est, si vous voulez vous levez, mais je… je… allez levez-vous (Rires). Là devant des oeuvres comme celles-ci on est beaucoup plus paumés, de mon point de vue, parce qu’on est dans le non identifiable. On est dans le non identifiable. Là on est dans, carrément… Là c’est intéressant parce qu’on est dans une proximité avec notre ami Sol LeWitt. On est dans une forme de degré zéro du paysage, de la photo… de la photo. Alors évidemment à partir du moment où on met à l’horizontal, un foncé en haut, un clair en haut… un foncé en bas, un clair en haut : c’est un paysage, c’est une évidence. Et inversement si onmet une verticale c’est un homme. C’est connu, c’est comme ça ! Giacometti c’est droit, les paysages c’est allongé ! C’est comme ça. Barnett Newman entre parenthèse, grand peintre expressionniste faisait très abstraitement sur les toiles, il disait c’est Giacometti qui m’a donné envie de faire ça ! C’était vraiment l’homme debout. Il y a un inconscient collectif qui fait que la verticale c’est l’homme debout et l’horizontale c’est le paysage… ou le gisant mais ça c’est encore autre chose. Ou le gisant et là on entre dans le drame après. Parce que l’histoire aussi de cette photographie, de ce travail photographique, c’est qu’on est aussi dans une… comment dirais-je… moi j’ai vu ça aussi… une sorte de théâtralisation du discours. C’est-à-dire que il y a quand même un discours. Alors après la question que je me posais c’est est-ce que le discours, et c’est pour ça que j’en reviens à l’idée très importante de la disposition, du sens de l’exposition, est-ce que ça c’est un élément d’un discours et ce discours va être tenu par toutes les oeuvres qui vont être elles-mêmes, devenir des éléments du vocabulaire qui vont donner un discours ou est-ce que chaque oeuvre est en elle-même un monde clos et qui va suffire ? Bon ben je pense en fait les deux mon capitaine !
40:12 ChL – Oui…
FL – Voilà ! Les deux mon capitaine ! Cette oeuvre existe, j’en ai fait l’expérience quand je suis seul avec elle chez moi je peux… C’est un caractère, ça va paraître un peu bizarre mais, iconique et c’est une icône. On a absolument la même chose que si on est devant une icône russe avec un beau fond doré comme ça, l’image est extrêmement stéréotypée mais on sait ce qu’on y met ! Et là je pense qu’il y a ces vertus-là ! C’est-à-dire qu’il y a tellement rien qu’il faut y mettre quelque chose ! Et il faut y mettre quelque chose et ce qu’on y met, je reviens à toi tout à l’heure et ce que je disais, c’est si on est totalement matérialiste et bien on dit voilà c’est, pfut, elle a foutu en l’air toute l’histoire de la photo, elle reprend tout à zéro, point barre, c’est de la photo ! Et si on n’est pas du tout comme ça mais tout à fait spiritualiste et bien on va y voir, voilà, comme Reinhardt. Et donc ce qui est intéressant c’est que là, par exemple, là j’aimerais savoir, te poser une question, ce qui a été photographié là qu’est-ce que c’est les sujets ? A moins que tu ne veuilles pas le dire !
41:19 ChL – Ah non, non, il n’y a pas de soucis.
FL – Parce qu’il n’y a pas de titre, il n’y a rien là…
41:22 ChL – Ah non, c’est sans titre… Hum, ça c’est les prémices du travail sur les vaches. Donc c’est un rapport aussi avec la grotte, enfin la grotte quand je dis la grotte c’est les dessins dans les grottes, les esquisses qu’il y avait…
FL – Lascaux tu veux dire ?
41:37 ChL – Oui c’est ça, Lascaux même… FL – Les peintures rupestres.
41:40 ChL – Si on regarde bien on la voit la vache ! Oui donc ça c’est un début parce que quelques années après… donc là on doit être en 2001 je crois, 2000 ou 2001, et quelques année après j’ai fait tout un travail sur les vaches. Et ça c’est tout simplement, ce sont les sols de mon atelier.
FL – Et ça c’est des sols ?
42:02 ChL – Oui.
FL – Donc ça veut dire qu’il y a une diversité des..
42:05 ChL – Oui tout à fait. C’est-à-dire que tous les sujets, c’est ce que disait Jérôme – Jérôme Felin celui qui a, qui était là il y a un mois, qui est un historien de l’art – les sujets sont importants mais sont des prétextes mais ce sont des prétextes importants. Si ils ne sont pas là… Donc ensuite ça renvoie… C’est compliqué à expliquer avec des mots parce que c’est tout un mécanisme qui se fait parce qu’il y a une sensibilité, parce qu’il y a une culture, parce qu’il y a une nourriture qui est venue de la littérature, de la poésie, de la peinture, tout, moi je suis quelqu’un… du cinéma, qui a essayé, un peu comme une éponge, de prendre des choses qui m’intéressaient, en tous cas des choses qui m’intéressent, les choses qui ne m’intéressent pas je les oublie assez rapidement. Et donc le sujet est important sans être important, mais il faut qu’il soit là quand même pour être oublié pour qu’on passe à autre chose.
FL – Mais…
43:02 ChL – Parce que le… moi j’aime bien reprendre ce mot, l’étymologie de la « photographie » donc qui vient du grec qui veut dire, enfin c’est… on traduit en : écriture de la lumière, mais c’est tracer avec la lumière.
FL – Bien sûr…
43:15 ChL – Et je trouve que c’est une définition qui est magnifique.
FL – Bien sûr…
43:20 ChL – Et je… C’est ça qui m’a intéressé en photo. Parce qu’il y a plein de branche en photographie. Un photographe ça veut rien dire. Il y a, il y a…
FL – C’est une technique.
43:29 ChL – Il y a une technique, donc ensuite il y a des gens qui sont dans une certaine façon de photographier et d’autres dans une autre. Voilà donc moi je suis… j’ai une relation un peu, comment dire… La sensibilité c’est sûr, une espèce de poétique des choses … pour simplifier.
43:49 FL – Non, non, mais bien sûr ! Et alors il y a une autre question. C’est bien qu’on dialogue un petit peu aussi parce que c’est quand même, c’est toi l’auteur(e). La question, parce que je… Il y a un mot qui m’étais venu aussi en travaillant un peu, en réfléchissant à ce que je pouvais dire sur ton travail qui était d’ailleurs commun avec Sol LeWitt, c’est que j’avais pensé : c’est prévu, c’est prévu. C’est-à-dire que quand tu vas faire ta photo elle est déjà pré-vue. ChL – Dans ma tête oui !
44:19 FL – Et alors ça, quand même, c’est quelque chose qui m’intrigue beaucoup parce que quand tu dis que ça c’est le sol donc tu pourrais le faire ici ça par exemple ?
ChL – Oui
44:28 FL – Je veux dire, en tout cas, le… ChL – Sauf que c’était mon nouvel atelier. Je me l’appropriais comme un animal s’approprie le territoire et que j’ai eu besoin de me l’approprier par les sols.
44:39 FL – Mais quand tu… très important, quand tu, donc tu… ton regard s’arrête, sur quelque chose… comment ça se passe ?
ChL – Ben c’est…
44:51 FL – Pour arriver à ça, c’est ça qui me…
ChL – Oui, oui, oui ! Là il y avait la découverte d’un nouveau lieu. Et j’ai toujours le regard en mouvement. Je regarde toujours la lumière sur les éléments. C’est une espèce de lecture qui est réflexe. Donc je vois ça et je me dis bon, je vais… il faut que je travaille à partir de ce nouveau lieu. C’était une évidence, tu ne sais pas pourquoi, je ne sais pas tout, bien sûr qu’on ne sait pas tout. C’était une évidence. Donc je me suis dit, je me suis fiée à mon intuition, travailler sur, à partir du lieu intérieur et ensuite je verrais ce qu’il y a à l’extérieur. C’est une histoire qui a duré sept ans et ça a été dans l’atelier que tu connais. Et donc comment ça s’arrête. Tu le sais un moment. Comment ça se fait. Alors ça tu le sais aussi… enfin c’est… les images elles sont là. Alors, elles ne sont pas, comment dire… on dit qu’on sait ce qu’on a dans la tête, elles sont là dans la tête. Alors, ce n’est pas celles-là que j’ai dans la tête. C’est une espèce de sensation, de renvois de choses, des renvois de lumière, de matière, de composition qui font qu’à un moment, ben, l’intellect, le sensible, tout ça, ça entrent en fusion et là on peut faire une photographie. Voilà, c’est un peu comme ça que j’explique. C’est assez compliqué à comprendre sur un plan pratique mais c’est comme ça que ça fonctionne.
46:20 FL – Et alors une fois quand même…
ChL – C’est pas comme ça pour tout le monde !
FL – Oui bien sûr. Dans un cas comme le tien, tu as pris cette photo mais ce qui est très important aussi c’est que tu tires tout, tu fais toi-même ?
46:30 ChL – Oui, oui, je fais tout moi-même.
FL – Et donc il y a tout ce chemin aussi qui fait que ça va arriver là. Ça passe par le labo, ça passe par… Et qu’est-ce qui se passe dans le labo ? Il y a de la cuisine, beaucoup ou pas ?
ChL – Non !
FL – A priori pas.
46:43 ChL – Moi j’essaye de … quand je suis dans une composition… j’ai de la chance, parce que j’ai le sens de la composition, je l’ai eu… enfin je crois que je l’ai toujours eu. C’est quelque chose que… Je n’ai pas de difficulté avec ça. Donc il y a ce sens de la composition qui est présent et ensuite j’ai le sens de la lumière. Moi la lumière ça me parle. Et donc comme j’écris avec la lumière, pour reprendre l’étymologie…
FL – Bien sûr…
47:10 ChL – Je compose avec la lumière, donc j’ai envie que la lumière… que la lumière qui est là… je vais l’utiliser d’une certaine façon pour obtenir ce que je veux. Ça je sais faire. Ça, ça veut dire qu’effectivement je domine la technique photo mais un peu comme un musicien domine son instrument : pour l’oublier, pour oublier la technique. Des fois il faut aller au-delà de la technique pour faire des choses qui sont normales techniquement… on doit pas faire ça parce que c’est tel support. Et donc ça se passe comme ça et je dirais que le négatif que j’ai, il est impeccable. Mon négatif c’est ma partition et la partition elle n’est pas retouchée au laboratoire. Voilà, pour simplifier un peu les choses. Alors quand je suis dans mon labo, j’adore le labo on est dans une bulle, tout le temps, et le labo je suis là pas pour faire, comment dire… Pas pour être en corps à corps avec le papier et l’agrandisseur. Moi c’est ma façon de travailler. Je ne dis pas que c’est la bonne, en tout cas c’est la mienne. C’est que mon négatif est là. La matrice est là. Et j’ai la main sur le papier. Et voilà. Et j’arrive à ça.
48:34 FL – Et question aussi classique et bête : et tu t’étonnes ?
ChL – Alors c’est pas de l’étonn… Alors la chose qui m’étonne toujours, qui me fait toujours le même effet – j’avais 8 ans quand j’ai vu l’image se révéler dans la cuvette – et à chaque fois, comme en 68, ça me le fait toujours. Un demi-siècle après ça me le fait toujours. Et ça je trouve ça génial… cette chose qui arrive. La composition, non, parce que je l’ai quand même dans la tête, c’est-à-dire je voie que mon résultat, c’est… j’y suis arrivée quoi. Alors évidement il y a une satisfaction parce que j’ai réussi à faire mon écriture et ma composition, et le résultat final c’est ça, l’oeuvre originale. Le pied quoi ! Donc voilà, là dessus je suis contente. C’est sûr que tout ça, ça a mis du temps. Je suis dans un travail qui est lent. Je prends le temps. Le temps de réfléchir. Le temps de murir la réflexion. Le temps de faire… le temps du labo parce que je sais comment je travaille maintenant. Et qu’est-ce que j’ai amélioré depuis que je fais de la photo… ? J’ai choisi de faire de la photo j’avais 15 ans… à 15 ans je savais que je serai photographe. Ce que je ferais en photographie je ne savais pas. Je ne savais pas si je serais reporter, artiste, je n’avais aucune notion de tout ça. Ce qui m’intéressait c’était la photographie. Ce qui s’est amélioré c’est plutôt ma technique.
50:05 FL – Bien sûr.
ChL – C’est ça qui s’est amélioré, parce que je pratique. C’est comme quelqu’un avec son instrument de musique. Il va pratiquer, il va améliorer, il va élaguer, etc… Donc c’est pareil, moi je sais que sur la photo, ça va je suis tranquille, enfin je veux dire, je sais que je suis arrivée à ce que je voulais quoi ! C’est mieux que quand j’ai démarré, heureusement (Rires) ! Mais voilà, mais il a fallu tout ça et cette notion du temps. Ce n’est pas toujours du jour au lendemain. C’est du travail, du travail dans le bon sens du terme c’est-à-dire de la réflexion. Il ne faut pas être laborieux, ça ne sert à rien d’être laborieux, laborieux pour moi c’est un peu un échec. Il faut prendre du plaisir. Moi je fais partie des gens qui pense qu’on ne vit qu’une fois, que ça dure un certain nombre d’années et c’est relativement court, donc dans n’importe quel domaine qu’on choisit il faut le faire avec plaisir sinon on s’emmerde. On fait des mauvais trips comme on dit. Donc j’ai choisi de faire ça. C’est-à-dire… personne ne m’a obligé à faire ce métier ! Ça c’est certain. Il n’y a aucun parent qui oblige un humain à être artiste (Rires) ! Surtout pas (Rires) ! Je pense. Mais on ne m’a pas mis de barrières, j’ai quand même fait ce que je voulais. 51:27 Alors c’est vrai que dans ma famille il y avait une culture en amateur de peinture et de photographie. Ça c’est sûr que dans le berceau j’avais ça. Et le reste ça a été… c’est les choix d’une vie. C’est les choix d’une vie, c’est-à-dire voilà on sait bien qu’un choix égal une perte. Donc il y a des choix qui on été faits, il y a des pertes qui ont été, et qui ont été et qui seront toujours là. Mais c’est un équilibre et moi j’y trouve mon compte et ça va. Je trouve que ça va. Je suis assez contente de cette presque sixième décennie, qui démarrera bientôt. Donc je suis contente de ce que j’ai fait. Je suis contente de mon parcours, comment j’ai fait, de tous les gens que j’ai croisés. Parce que c’est aussi tous les gens croisés dans une vie. Et j’en ai croisé beaucoup parce que j’ai bougé et j’aime bien que de ça, c’est tout, les autres. Moi il y a plein de gens qui m’ont nourrie, qui m’ont… de tous âges. Je n’ai pas de préférence d’âge. Je crois que tout est important même le petit, là, qui fait une réflexion, qui regarde d’une certaine façon, ça donne un autre regard sur les choses. Mais pareil avec quelqu’un de 100 ans. C’est tout ça. Cette expérience d’humain qui veut partager, c’est ce que j’aime.
52:52 Mais j’aime aussi la solitude et être… par moment, ne voir personne. Ça fait aussi partie de ma façon de procéder parce que j’ai besoin de réfléchir, j’ai besoin de lire. On pourrait dire que je fais rien. J’ai une stagiaire comme ça qui est venue chez moi et elle voulait faire du noir et blanc. Je lui ai dit écoute, il faut que tu regardes ça. Sa mère l’a appelée elle lui dit : tu fais quoi, tu regardes un film ! Sa mère lui dit, vous ne vous emmerdez pas pendant le stage (Rires) ! Après je les ai rencontrés les parents, donc j’ai expliqué la nourriture que ces films pouvaient apporter par rapport aux…à elle. Elle faisait de la photo, donc par rapport à la photo, par rapport à la lumière etc. Donc là les parents ont compris. Ils m’ont dit après – les parents avaient mon âge – ils m’ont dit : on a compris. Evidement on n’est pas dans un système de formatage. Moi, je n’ai pas pris le formatage parce que ça ne me convenait pas, je ne pouvais pas de tout façon. J’étais un peu en dehors de ça.
53:52 FL – Oui mais justement c’est-à-dire que c’est aussi, à mon avis, parce que tu n’avais pas ce désir d’être finalement identifié artiste avec tout ce que ça comporte de visions romantico tout ce qu’on veut etc.
ChL – Oui, oui…
FL – Et ce qui fait aussi qu’au fond tu as inventé ton propre… ta propre historie au fur et à mesure que tu la vivais. Et ça c’est ce qu’on appelle l’aventure tout simplement.
ChL – Oui ça a été ça…
54:20 FL – Et moi, je te le dis franchement, parce que ça fait 50 ans que je fréquente les milieux d’art, ce que je trouve formidable c’est que tu as une exigence extrême, et que tu ne fais pas de concessions et, que ben, c’est ce qui fait la singularité de ce travail, avec encore une fois, ne nous trompons pas des moments heureux et des moments difficiles.
ChL – Bien sûr, mais bon…
54:41 FL – Parce que dans le monde dans lequel on est aujourd’hui, où c’est quand même du bruit, du gigantisme, le pognon, enfin je veux dire voilà. Les valeurs véhiculer par ça… faut quand même aller les chercher, et elles sont précieuses. Et ça franchement, c’est presque, j’ai envie de dire moi, ce qui me passionne le plus. C’est formidable !
ChL – C’est comme ta rencontre, et la librairie que vous avez achetée, avec Chantal, je me rappelle de ce moment ouais. Donc voilà c’est des moments de rencontre mais, en même temps c’est la vie que j’ai choisie, et c’est le métier que j’ai choisi.
FL – Ouais…
55:20 ChL – Voilà donc, comme dans toute chose il y a des choses négatives et positives, bon voilà on rebondit, on avance. Bon moi je pense qu’il faut garder la distance, garder l’humour, garder la rigolade parce que sinon on est mal barrés, et puis…
FL – Oui mais dans la vie parce que là…
55:42 ChL – Oui dans la vie en générale mais bon obligatoirement aussi dans… oui mais ça, ça … dans la vie bien sûr…
FL – Ouais, ouais, ouais, bien sûr…
55:49 ChL – C’est certain quoi. Voilà, mais c’est vrai que j’ai une exigence qui est réelle, que j’ai aussi une distance dans ma vie privée…
FL – Oui, oui , oui, oui… il y a… oui, oui, bien sûr…
ChL – Dans le quotidien…
55:57 FL – Tu ne te fais pas de cadeau non plus ?
ChL – Je ne sais pas ça….
FL – Moi je pense que pour faire une oeuvre comme ça il faut avoir une… un grand contrôle sur son existence. Ça c’est sûr…
ChL – Hm hm….
56:17 FL – Et… parce que je ne sais pas, il y a bien des choses toutes bêtes mais sans faire de la psychanalyse de sauvage, mais bon tu te retrouves devant un marchand… le type c’est comment je vais vendre ça… ou tu as à faire à une nana qui te dit « on a fait ça, on en a vendu pour 10 000 € » … Enfin je ne sais pas… pfut… Faut pas rêver ! Et parce qu’aussi tu ne manques, je reviens à ce que je disais au début de la rencontre, tu demandes aussi de l’exigence aux autres.
ChL – Bien sûr ! FL – Et ça, ça nous fait plaisir parce qu’au fond ce n’est pas toujours facile, c’est bien que tu nous la demandes…
56:55 ChL – Non, non, mais c’est sûr, je suis aussi exigeante envers moi-même. Il peut y avoir des rencontres comme ça furtives, mais quand il y a des rencontres plus approfondies c’est sûr qu’il y a une exigence. On s’en fout, on échange, même si on n’est pas d’accord, même si…
FL – C’est essentiel, c’est essentiel dans le processus créatif.
57:10 ChL – Et ça me semble important, parce que ce qui est important c’est ça, c’est les rencontres humaines. Bon l’art est important mais les rencontres humaines sont quand même quelque chose d’essentielle. FL – Bien sûr. Ben tu pourrais pas faire ça autrement je crois…
ChL – Ben je crois ouais…
57:25 Intervenant du public – Si vous me permettez je pense que la rigueur n’est pas une question de choix hein…
FL – Ah mais pas du tout, non, non, non, pas du tout…
57:29 Intervenant du public – Au moment… au moment où… où elle fait ses prises de vues, je pense qu’elle doit être profondément inspirée…
FL – Tout à fait, tout à fait… Non, non, je ne mettais pas ça en cause… Sur le long terme ça demande quand même… faut pas ch… faut rester sur la ligne quoi, voilà. Parce qu’il y a beaucoup d’artistes au terme d’une… pas à leur terme hein…
57:52 ChL – Bah on ne sait pas !
FL – De vieil artiste… Le nombre d’artiste que j’ai vu dans leur vie, non pas qui ont évolué mais qui ont changé à chaque fois en fonction des modes, en fonction de ceci, en fonction de cela. Pour être dans l’air du temps etc., etc. Ça ne donne pas d’oeuvre à l’arrivée. Bon je ne parle pas de Picasso ou de gens monstrueux comme ça qui ont fait l’histoire et qui ont changé à chaque fois pour des raisons novatrices. Mais ça me frappe aujourd’hui, les artistes… enfin ça ne date pas d’aujourd’hui d’ailleurs, il faut dire… et qu’ils changent de style, de machin etc. Et donc là aussi ce qui est frappant, on en parlait hier soir, c’est qu’il y a une oeuvre. Ça fait quoi, ça fait 40 ans … en gros…
58:31 ChL – Oui, oui…
FL – Il y a une oeuvre, il y a une oeuvre… Ça y est elle est faite, ça y est il y a une oeuvre ! Merci pour le patrimoine de l’humanité, non mais c’est ça ! Tu passes et il y aura une trace, et cette trace c’est ce regard extraordinaire unique sur le monde ! Merci, merci à Chrystèle. Voilà. On peut peut-être arrêter non…