Lecture de l’exposition Lewitt & Lerrise
Sam Basu – Alors, on est très fier d’avoir Jérôme Felin ici pour cette lecture de l’exposition. C’est quelqu’un qui a un bon lien avec la région, qui était conseiller arts plastiques en Limousin il y a quelques années et maintenant il est à Rouen, donc merci beaucoup !
Jérôme Felin – De rien !
SB – Je vais vous laisser avec cette présentation.
0:34 JF – Merci, merci bien. (Applaudissements) N’Applaudissez-pas encore, vous ne savez pas si vous allez aimer ! (Rires) D’abord merci à tous d’être venus, ça c’est la première chose et la première grâce que je dois vous rendre avant même de commencer.
0:50 Lorsque je suis venu ce matin travailler sur l’exposition que je n’avais pas encore vue, je connais bien le travail de Chrystèle mais je n’avais pas encore vu l’exposition. Je disais à Chrystèle Lerisse ce midi que la question qui se pose c’est comment faire pour résumer 50 ans d’histoire de l’art contemporain en quelques minutes ! (Rires) Parce que c’est quand même un peu ça, ce qui se passe ici ! Ce n’est pas que ça, mais il y a quand même un peu de ça ! Et euh je me suis dit… je me suis dit je vais d’abord en passer par une anecdote personnelle, en fait, introduire la question de l’itinéraire de l’art, de l’art conceptuel, notamment en Europe, aux Etats-Unis et jusqu’à ce que Chrystèle travaille et produise aujourd’hui, et le lien que les artistes – je parle souvent de révérences, un artiste quelquefois rend hommage à un autre artiste – et le lien que les artistes entretiennent avec les artistes précédents. Il y a une histoire comme ça qui se construit, il y a une histoire de l’Art qui est vivante, vraiment forte.
2:02 Donc cette anecdote personnelle elle est très simple. J’étais conseiller arts plastiques en Limousin de 2005 à 2010, et un jour, un printemps 2008 je crois, il y a une exposition au centre d’art de Vassivière où il y avait une pièce de Joseph Kosuth, qui est le père, le fondateur de l’art contemporain avec 2-3 autres mais… vraiment, en tous cas de l’art conceptuel, qui est vraiment l’homme qui a déclenché le mouvement de l’art contemporain et de l’art conceptuel plus particulièrement. Et j’étais très intimidé. Et la directrice du centre d’art me dit : il faut que tu y ailles, il n’y a personne qui ose lui parler, c’est catastrophique ! Mhmmhmmoi, je… je… je…?! Je n’étais pas très à mon aise non plus, et je vais le voir. Je vais le voir et on commence à parler. Et c’est quelqu’un d’extrêmement simple et donc ça s’est fait de manière extrêmement fluide et sympathique. Et on parlait de sa jeunesse, de ses premières pièces qu’il a effectuées à 19-20 ans, et d’une pièce que peut-être vous connaissez, qui est historique, One and three chairs, qui est en fait le dispositif scénique d’une chaise avec sa photographie au mur et, toujours au mur, sa définition calligraphiée. Et cette oeuvre est le détonateur de l’art conceptuel, c’est ça qui a tout renversé. Mais je dis : mais comment vous en êtes arrivé là ?! Comment, à 21 ans, on produit une chose comme ça ? Et il me dit : tout est une question de langage. Toute l’origine est dans le langage, et singulièrement, dans les ratés du langage, dans le fait que quelquefois le langage est insuffisant.
3:54 Et, bon, je lui demande : vos sources d’influence c’est quoi ? Et il me cite – je m’attendais à ce qu’il me cite des grands artistes, des peintres, des sculpteurs d’art moderne, que sais-je, peut-être Matisse, peut-être, je sais pas… – et il me dit : mes sources d’influences c’est Virginia Woolf, William Faulkner et Kawabata. Bon… je prends une gifle ! Donc euh je dis bon très bien. Et donc, il se trouve que je connais bien Virginia Woolf, on en vient, dans l’exposition, à parler d’un extrait d’un roman de Virginia Woolf, son premier roman, qui est sorti en 1915 et qui s’appelle La traversée des apparences, traduction française. A l’origine le titre du livre c’est The voyage out. Et il y a un apprenti écrivain, dans le roman, qui à un moment dit : je veux écrire un roman sur le silence, sur les choses que les gens ne disent pas. Et Kosuth me dit : ça, ça a été le départ ! C’est ça le départ. Parce que la question pour lui était de traiter la question du langage dans ses apories, ce qu’on n’arrive pas à dire par le langage, et d’aboutir en fait à un maximum d’évocations par le langage avec un minimum de mots. Et c’est comme ça qu’est né l’art conceptuel. C’est-à-dire qu’en mettant un mot sur un mur, je sais pas n’importe quoi « félicité » par exemple, « bonheur », « jouissance », je sais pas très bien, là en tous cas une notion comme ça, vous avez un maximum d’évocation objective et en même temps vous pouvez l’interpréter par rapport à votre propre vécu, à votre propre expérience, à votre propre vie – quels ont été vos moments de félicité, vos moments de jouissance etc., etc. Et donc, on me dit mais l’origine elle est là, c’est ça.
6:02 Et donc ça m’a fait évidemment beaucoup réfléchir. Et on a chez Sol LeWitt, puisqu’on en vient à lui, qui est un peu postérieur dans le travail, qui est un peu plus tard que Joseph Kosuth dans les années ’60, on a ce même mouvement de travail sur les mots, conceptuels – vous avez des livres d’artistes ici qui en témoignent. Et vous avez aussi ce travail de traduction, alors de traduction plastique ou graphique parce que ces mots ont évidemment une image graphique. En fait ce que vous voyez écrit sur les murs c’est la dépouille d’un concept, c’est la dépouille d’une idée. C’est juste une espèce, comme ça, de trace évocatrice mais qui remplit son rôle. Et la question, c’est que LeWitt, Sol LeWitt lui, s’est emparé de cette idée issue de l’art conceptuel et l’a adaptée dans des solutions beaucoup plus graphiques, notamment dans les années ‘60 où c’était vraiment ça. Après dans les années ‘70 et au début des années ‘80 son évolution a été autre. Mais au début il était vraiment dans le mouvement de l’art conceptuel. Et je me suis dis donc, en bon écolier, préparant cette conférence, il faut que je retrouve les écrits de Sol LeWitt. Non pas ce qu’on a écrit sur lui, c’est moins intéressant, mais ce que lui pourrait avoir écrit sur son travail.
7:50 En fait il y a très peu de chose, très très peu de chose. Et le peu de chose qu’il y a n’est pas disponible en français. C’est un peu dommage, mais ce n’est pas grave non plus. Et j’ai trouvé un texte de 1967 qui a été publié dans la revue Art Forum, et un texte où LeWitt expose sa, comment dire, sa… sa version, en fait, de l’art conceptuel, ce qu’il considère être de l’art conceptuel. Et il dit des choses qui sont assez claires et assez, enfin, auxquelles on devrait revenir de temps en temps parce que l’art conceptuel aujourd’hui, il est très… on dit tout et n’importe quoi à son propos. Mais il dit des choses très simples. Il dit : l’art conceptuel d’abord c’est un art intuitif. C’est un art qui résulte d’un processus de pensée et ce processus de pensée qui aboutit à une idée, un concept, que je vais mettre en pratique à travers une oeuvre graphique ou plastique. Il continue, et dit : l’art conceptuel, c’est pas un art cérébral. Ce n’est pas un art qui est fait pour illustrer une théorie. Ce n’est pas un art qui est fait pour, qui résulte d’une mathématique ou d’une philosophie. Ce n’est pas du tout un art cérébral, c’est un art intuitif, il le dit clairement. Aujourd’hui on écrit beaucoup sur l’art conceptuel en parlant de cérébralité. Là on est complètement, complétement à l’opposé.
9:42 Il y encore une chose, qui pour moi est extrêmement intéressante et qui va faire le lien avec Chrystèle, parce que j’en reviendrai à Chrystèle, obligatoirement, ne vous inquiétez pas ! Mais il dit une chose intéressante. Il dit, tout ça doit aboutir à une oeuvre émotionnellement sèche. Qu’est-ce que ça veut dire, déjà ? Ça veut dire, ça ne veut pas dire que je ne veux pas d’émotion quand on voit une oeuvre d’art conceptuel. Ça veut dire que l’attitude du public aujourd’hui, – donc on est en 1967, ça fait 50 ans, faut resituer les choses dans le contexte – l’attitude du public aujourd’hui c’est de venir à une exposition en s’attendant à recevoir des émotions sur quelque chose. Et donc de cette manière-là on s’enferme. On est déjà dans une posture qui ne favorise pas la réception de l’oeuvre. Et ça c’est, pour moi, assez intéressant parce que la question de l’émotion par rapport à l’art conceptuel est une vraie question, très peu traitée et on pourrait revenir à des textes comme ça qui seraient assez fondateurs. Et il dit, alors ça m’a assez amusé par rapport à cette exposition parce qu’on en parlait avec Chrystèle, hier je crois … Il dit dans ce texte : toute exposition d’art conceptuel doit être une exposition libre, qui ne répond pas à des normes et qui – alors ça, ça m’a beaucoup amusé – si on veut accrocher plus bas, on accroche plus bas ! C’est fait ici ! Si on veut accrocher plus haut, on accroche plus haut. Si on veut, la question n’est pas l’impact de l’oeuvre, l’impact physique de l’oeuvre sur le spectateur. La question, c’est celle de la compréhension de l’oeuvre par le spectateur, c’est-à-dire que si la position de la photographie, de la gravure, de la sculpture est là ou là, ça permet d’être mieux compris qu’une autre, si c’est plus bas que généralement dans les expos, plus haut, machin etc., on peut être extrêmement libre. Et donc on a un Sol LeWitt excessivement ouvert, qu’on sent toujours à la recherche d’une idée, d’une notion, d’un concept à illustrer et qui va mener en fait à partir de ce texte-là pendant encore une bonne dizaine d’années le même travail, ce même travail d’art conceptuel très fort, avant d’élaborer des formes de protocole dont je vais vous reparler dans 5 minutes.
12:32 Le lien avec Chrystèle, avec le travail de Chrystèle Lerisse… il y a plusieurs liens, en fait, avec le travail de Chrystèle Lerisse. On peut dire, oui, on peut dire que le travail de Chrystèle est un travail qui est hérité de l’art conceptuel. Oui, on peut le dire. Et beaucoup de choses qu’on va voir ensemble. Mais ce n’est pas que ça. Ce n’est vraiment pas que ça, il n’y a pas ce, ce… il y a chez Chrystèle toute une panoplie d’autres filiations et d’autres illustrations, au sens noble du terme, qui sont même autre chose que l’art conceptuel.
13:22 Ce qui est intéressant c’est de se poser la question de la perception, la perception d’une oeuvre. C’est-à-dire que quand vous avez une oeuvre… excusez-moi je fais un petit détour ici, mais c’est peut-être pour m’expliquer un petit peu mieux. J’ai eu une grosse discussion avec un collègue il n’y a pas très longtemps, sur le terme qu’on emploie aussi beaucoup, le terme « d’image », au lieu de parler de peinture ou de photographie, etc. C’est une espèce de dérive qu’on a actuellement, qui en gros englobe sous ce même terme toute une série de représentations quelquefois très abouties en peinture ou en photographie, qui ont des qualités techniques indubitables mais qui n’ont pas forcément des qualités artistiques derrière. Et pardon du terme, je vous le livre comme ça, mais d’une certaine manière ces représentations, ces images ont un caractère obscène, parce qu’on montre tout. On montre absolument tout. Donc si vous faites avec moi le mouvement inverse, si on quitte, si on met de côté cette question d’image, qui est pour l’instant un mot qu’on emploie un peu à tort et à travers, et qu’on en revient ici en l’occurrence à la photographie et au domaine artistique, vous avez des artistes, évidemment, dont le propos n’est absolument pas de tout montrer, au contraire. La question elle est même de troubler le plus possible la perception. Et, en troublant cette perception, d’essayer de nous faire voir autre chose. Quoi ? On va y venir ! Si vous regardez ne seraitce que ces deux oeuvres-là de Sol LeWitt, extrêmement simples : rayures horizontales, une forme géométrique avec des rayures verticales au centre. On a en fait une forme plutôt de trouble, on trouble la forme. Y’a une forme qui trouble la forme. Qui vient en fait perturber la perception rétinienne qu’on a du cadre général, et on a évidemment quelque chose d’extrêmement simple. Très conceptuel en apparence mais qui vient juste là mettre en doute simplement une vision univoque, unique, une vision simple. Si vous regardez, vous avez tous fait le tour de l’exposition, alors je me permets d’évoquer un peu des choses comme ça. Si vous regardez les formes rondes ou les formes triangulaires, les unes à côté des autres. Si vous les regardez, comme ça, l’une à côté de l’autre, vous pensez à une successivité. Mais, si vous vous dites, non en fait ce ne sont pas deux choses différentes, c’est la même chose ! Là, à partir de là, ça devient plus compliqué, plus riche et plus intéressant de vous dire qu’il faut confondre les deux volumes qui sont là.
17:23 Donc il y a un enjeu dans cette idée de troubler la perception. Et dans le travail de Chrystèle Lerisse vous avez ça de manière assez fréquente. Mais je vais affiner cette idée de troubler la perception parce que ces mots-là ne sont pas tout à fait adéquats, on va venir à d’autres mots pour qualifier le travail de Chrystèle.
17:54 Si, alors, si vous observez son travail photographique – et je vous recommande bien évidemment de voir les expositions mais aussi de feuilleter les ouvrages parce que généralement, enfin tout le temps d’ailleurs, mais les photographies, et la reproduction photographique est vraiment très bonne même si ce n’est pas égal à la photographie originale ça vous donne quand même une idée assez claire. Si vous regardez les photos de Chrystèle, vous comprenez assez vite que le motif de la photographie est un prétexte. Mais au sens fort, c’est-à-dire pas au sens moral ou au sens… un pré-texte : c’est une première chose, c’est avant le texte, c’est-à-dire quelque chose qui va se créer. Et ce qui rend les choses complexes et intéressantes c’est que les motifs de cette photographie sont généralement vus en série. Pas toujours mais généralement. Que dans ces séries vous avez donc une multiplicité de points de vue. Et que ce que l’on peut analyser ou ressentir d’ailleurs parce qu’il ne faut pas s’interdire de ressentir aussi – ça je le revendique véritablement pour le travail de Chrystèle – ce qu’on peut ressentir c’est cette recherche autour du motif, sur la manière dont la forme nait. Sur la manière dont la forme affleure. Sur la manière dont ça vient au monde en fait. Sur la manière dont la lumière, notamment, puisque c’est quand même le matériau principal des photographes, sculpte les choses et forme quelque chose. Et ce qui est marquant, c’est que très souvent, pas toujours, mais très souvent, les formes sont… paraissent simples. Paraissent simples : des formes géométriques, des barres horizontales, verticales qui rendent hommage à Mondrian aussi. Des formes qui ont l’air d’être des formes de maison. Mais ce ne sont pas forcément des formes simples, ce sont des archétypes. Vous savez une production que vous faites justement en recherchant la manière dont ces formes naissent, c’est la production de l’idée, de la notion, du concept. Lorsqu’elle photographie des maisons, il y a cette idée de faire surgir un concept plastiquement à travers la photographie. C’est en cela qu’elle est l’héritière effectivement d’un certain mouvement conceptuel, au sens fort du terme pour le coup.
21:30 Ça va jusque-là ? Oui ?
(Rires) Public – Oui…
21:34 JF – Et ça c’est un défi photographique. Un défi artistique qui est très peu souvent relevé, pour ainsi dire quasiment jamais, et qui donne l’illusion qu’un travail peut-être répétitif mais si on s’y attarde cinq minutes on comprend très vite les enjeux du travail. On comprend très, très vite.
22:05 Après, il y a aussi une autre réalité dans le travail photographique de Chrystèle. C’est en ça qu’elle va plus loin, ou elle va différemment d’un artiste conceptuel, ou d’un artiste comme Sol LeWitt. C’est qu’elle utilise la photographie de manière très plastique avec une conscience assez aigüe des, comment dire, de l’héritage de l’histoire de l’art, pas simplement de l’art conceptuel. Si vous prenez les photographies horizontales qui sont là-bas, je sais pas si vous les avez tous vues, mais voilà… Alors ça c’est extrêmement intéressant pour plein de raisons. D’abord, sauf erreur de ma part, ce sont des photos qui font 2 par 6 cm, c’est bien ça ? Voilà, alors une lecture simple et basique vous dit : ah oui c’est un format paysage. Oui… et non ! Oui parce que c’est un format horizontal, et non parce qu’en fait le 2 par 6 ne remplit pas les proportions du format paysage. Si vous regardez attentivement une photographie, ces photographies sont des photographies qui ont un format quasi d’écran cinématographique. Alors déjà vous êtes dans un autre registre. Tout à coup vous basculez dans autre chose. A partir du moment où vous vous rendez compte de ça, vous vous dite merde, là il y a quelque chose ! Et on regarde ces photographies autrement. Ces photographies, justement, alors, ne sont pas… ne se ressemblent pas toutes, loin de là. Là, en l’occurrence, vous avez des très gros plans, vous avez également des photographies qui restituent une ligne d’horizon. Donc elles sont diverses. Et donc, dans leur diversité montrent leur richesse. Et ce qu’il se passe, c’est qu’avec ce format-là elles placent aussi, à certains moments, dans quelque chose qui ressemble à du paysage, on n’est pas sûr que ce soit du paysage, mais c’est pas grave, ce n’est pas ça qui est important. Elles placent une ligne d’horizon à un niveau peu orthodoxe ici. Donc, il y a aussi ce jeu avec la ligne d’horizon qui est important, parce que si vous pensez, vous, votre expérience de l’art depuis que vous avez, je sais pas 7-8 ans, comme ça vient mais, quel que soit… si vous pensez à ça, à la notion de paysage, à la notion de ligne d’horizon, vous réalisez qu’en fait la ligne d’horizon elle n’a jamais été à la même hauteur selon les époques. Et tout ça vous l’avez intégré malgré vous. Vous savez très bien que chez les Romantiques la ligne d’horizon peut être très basse. Vous savez très bien qu’après elle a augmenté. Vous le savez inconsciemment, mais bon, vous le savez. Et dans tout ça il y a un jeu làdessus, qui est vraiment très précieux.
25:58 Alors si vous cumulez, un format cinématographique, malgré la petitesse des oeuvres, avec cette idée de basculement de la ligne d’horizon et puis aussi ce trouble que la photographie instaure – parce que quelques fois c’est indécidable : qu’est-ce que l’on a, quel était le motif d’origine ? Ce n’est pas forcement important de rechercher le motif d’origine, l’important c’est de savoir ce qu’il peut éventuellement évoquer, en tordant les questions d’échelle. Parce que quelquefois comme il n’y a plus d’échelle on ne sait plus très bien où on est, si on est dans un paysage ou si on est sur un dessus de table ou si on est… etc. Déjà vous avez quelque chose là qui est assez fort, sans compter que graphiquement, notamment, alors ce n’est pas… les oeuvres là-bas horizontales d’accord, ça se voit aussi sur ces deux autres qui sont ici, qui sont des paysages de neige ici… sans compter que graphiquement c’est extrêmement fin, extrêmement fort et qu’il y a une qualité, la qualité d’image est juste, juste impeccable.
27:16 Donc on se situe tout à coup… on est face à des petites photos, comme on dit souvent, – donc j’entends souvent, quand on parle des photographies de Chrystèle Lerisse – on est face à des petites photos et en fait vous avez à faire à des choses démesurées. Je me dis souvent, quand je réfléchis, vous savez un jour dans 20 ans je serai très vieux et je ferai une exposition rétrospective de Chrystèle Lerisse, et ce sera mon baroud d’honneur, je ne sais pas où mais on verra bien ! Et je me dis souvent si je dois intituler une exposition rétrospective de Chrystèle Lerisse – c’est un très mauvais titre, très, très mauvais, mais je ne vois que ça ! – je l’appellerai «L’immense». Parce qu’en fait c’est vraiment ça ! Vous avez une puissance de suggestion, une puissance d’évocation, je parlais tout à l’heure de la façon dont elle capte la lumière qui sculpte les formes, qui en fait nous dépasse et qui nous autorise d’ailleurs, parce que c’est aussi ça, qui nous autorise aussi non pas simplement à percevoir mais à recevoir, c’est-à-dire à éprouver des sensations aussi par rapport à cette photographie, à ces photographies. Les formes que la photographie de Chrystèle Lerisse fait naître sont les formes par leur apparente simplicité – parce qu’en fait c’est extrêmement compliqué de les capter – mais par leur apparente simplicité, ce sont des formes que nous avons tous rencontrées : un rayon de lumière sur un mur, la surface d’un tapis, la lumière sur le plancher… des choses comme ça, et ces formes-là sont des instruments… des instruments de, de… je n’ai pas le mot… Les anglais ont un mot pour dire ça, ça s’appelle… « recognition » : « Reconnaissance » en français, c’est trop faible pour parler de ça, mais en fait on se reconnecte avec des choses qu’on a vécues. La puissance suggestive de ces photographies nous ramène à des expériences personnelles. Justement parce que les formes que Chrystèle sculptent sont des formes universelles. Et donc on arrive à des choses. On est tous confrontés à ça un moment. Un moment on rencontre la photographie de Chrystèle… alors toutes ces photographies à la queue-leu-leu, non, ce n’est pas la question, ce n’est pas une émotion pour chaque photographie. C’est Vous, vous pouvez rencontrer une photographie et vous dire : ah ça je sais, ça c’est moi. Il y a un truc comme ça, c’est moi. Cette photographie c’est moi parce que c’est tout le monde. Et ça c’est une qualité qui n’est pas… qui est assez peu courante.
30:43 Bien sûr, pour en revenir à mon propos, il y a un autre aspect du travail de Chrystèle qui la relie au… à l’art conceptuel. C’est cette question, enfin, cette pratique de l’art particulière… dans la méthode, qui est une méthode… comment dire… qui est une méthode de maturation… longue.
31:31 Il se trouve qu’on se connaît bien maintenant parce que ça fait pratiquement 10 ans qu’on se connait, plus que ça même (Rires). Et ce sont des lectures, ce sont des films… Tout à l’heure je vous parlais des photographies allongées. Allez voir Eisenstein, vous comprendrez très vite de quoi je parle. Dans le cinéma d’Eisenstein vous allez sentir tout de suite la fibre qu’il y a avec… il n’y a pas que Sol LeWitt comme référence. Et ce qui est, vraiment, vraiment, dans la démarche, intéressant, c’est cette maturation. Ce sont des lectures, ce sont des films, ce sont d’autres photographes, ce sont etc., cette maturation et cette finesse progressive du regard porté sur le réel et l’attention portée sur plein d’objets qui va faire trait, qui va faire maintes et maintes… maintes et maintes réflexions, maintes et maintes minutes, heures de patience. A un moment clac, ça va déclencher. Et la photographie sera là.
Quand Sol LeWitt parle de son travail il dit la même chose ! Il dit : mais l’art conceptuel c’est un processus mental, entre guillemets. Ce n’est pas une réflexion, c’est un processus mental. C’est une suite d’idées que vous amenez jusqu’à vous, jusqu’à ce que vous ayez la bonne et que vous la mettiez en application. Mais le temps d’exécution de l’oeuvre est minime par rapport au temps d’élaboration. Donc ça c’est quelque chose qui rattache Chrystèle à cette tradition.
32:33 Alors, j’ai choisi de ne pas vous faire de visite, je pense que vous l’aurez compris, mais si vous voulez on peut se rapprocher, mais… Il y a aussi un travail qui est assez complexe que Chrystèle accomplit depuis des années et qu’elle a résumé dans un livre l’année dernière, c’était Dialogues, qui est un travail où, en fait, elle photographie des oeuvres d’autres artistes. Et il y a, vous avez sur la droite-là quatre oeuvres photographiques sur une oeuvre d’Aurélie Nemours. Il y a notamment ça, il y a eu Kengo Kuma, il y en a eu d’autres. Et, il y a aussi ce travail là qui est important parce que ce qui est remarquable, d’une certaine manière, c’est que le travail de Chrystèle, contrairement à bon nombre d’artistes contemporains et, sans vouloir me vanter, parce que c’est pas du tout le problème mais c’est juste mon boulot, mais maintenant j’en connais 5 ou 600, donc je peux vous dire que c’est rarement le cas ! Ce qui est remarquable c’est cette faculté de s’inscrire dans une histoire de l’art, avec une pratique exigeante bien sûr, mais dans une histoire de l’art. Et de manière différente, absolument différente, et ça illustre bien d’ailleurs tout ce que l’art peut nous apporter. Si vous observez la série des dos qui est là, sur la gauche, moi je ne peux jamais m’empêcher de regarder, même si ce n’était pas l’intention, mais je ne peux jamais m’empêcher de regarder ces dos sans penser aux dos de Matisse, que vous connaissez peut-être qui sont au musée national d’Art moderne et au musée Matisse au Cateau-Cambrésis. Et je pense que, à un moment dans le texte de 1967 Sol LeWitt dit : ah vous savez, – en gros il répond au rédacteur en chef dans le sein de l’article – il dit, vous savez, de toute façon, une fois que l’oeuvre est faite elle ne vous appartient plus ! La perception, pfouh, c’est la perception que les gens en ont ! C’est fini, faut pas se raconter d’histoire, il n’y a pas une vérité universelle contenue dans chacune des oeuvres, ce n’est pas vrai ! Et c’est un peu ça. Ce qui est intéressant aussi, c’est que, il y a ce côté-là chez Chrystèle où en fait, consciemment ou inconsciemment elle évoque et elle invoque d’autres figures. Le dos de droite ici dans l’exposition, bon c’est un dos humain, d’accord, mais ça pourrait être une sculpture aussi, ce n’est pas du tout, ce n’est pas du tout… et il y a du coup une provocation dans la richesse d’interprétation qui se produit aussi en dehors même de ce travail patient de captation de la lumière, de formes essentielles etc., etc.
Ça va ?
Public – Oui !
37:44 JF – Et ça … s’il y avait un, un… j’essaie ne pas être prétentieux mais, message (rires) à vous faire passer, c’est que… la photographie de Chrystèle c’est une photographie que vous ne pouvez pas apprivoiser. C’est elle qui vous apprivoise. C’est elle qui vous capte. C’est elle qui vous cueille. Parce qu’elle est faite pour ça ! C’est une photographie qui va vous surprendre et qui va, à un moment, vous dire : voilà, la photo est là. Elle a l’équilibre qui lui correspond. Elle correspond à quelque chose et là, vous la voyez, vous l’achetez, enfin vous faites ce que vous voulez mais y a une rencontre. La première photo que j’ai achetée à Chrystèle c’est une ligne d’arbres avec une espèce de dégradé insensé entre les arbres les plus haut qui étaient plus pâles, les arbres les plus bas qui étaient plus foncés etc., et une ligne graphique qui parcourait tout ça et qui faisait, qui dessinait comme des lignes de crête au milieu. Et donc c’était quelque chose qui était tout à coup évident, clair : « ça, je veux ! ». C’est elle qui nous capte, c’est véritablement sa photographie, la photographie qui nous capte, ce n’est pas vous qui l’apprivoisez. Ce qui ne vous empêche pas de vous interroger dessus, de vous poser des questions, etc., mais ça c’est normal. Mais… elle est là. Elle s’invite. Et elle est près de vous.
40:15 Et puis pour conclure, avant des questions peut-être, j’ai parlé tout à l’heure du roman de Virginia Woolf qui s’appelle La traversée des apparences, – ce serait aussi un très bon titre pour l’exposition de Chrystèle – c’est assez remarquable parce que La traversée des apparences c’est un titre qui a été trouvé dix ans après la parution de l’original en anglais et je crois que c’est un traducteur, pas le traducteur du livre mais un autre qui a trouvé ça. Bon bref, c’était, c’est un coup de génie parce que c’est devenu une expression consacrée ! Mais le titre original du roman de Virginia Woolf c’est The voyage out et je pense que pour la photographie de Chrystèle c’est exactement la même chose : vous faites une traversée et vous sortez.
Public – Applaudissements
JF – Merci ! Voilà
(Rires)
ChL – Merci Jérôme !
JF – Je vous en prie. Je ne sais pas si vous avez des questions sur une chose ou l’autre, n’hésitez pas hein !
ChL – Peut-être qu’ils ont des envies aussi de poser des questions à ce moment-là ou pas, rien n’est obligatoire !
JF – Exactement. SB – Peut-être je peux offrir un thé ou un café ?
ChL – On peut aussi boire un thé ici, revenir, reparler à ce moment-là ou après quoi, ou pendant la boisson ! Ça délie les langues parfois !
(Rires)